Le tombeau de Bonchamps

Le tombeau de Bonchamps

Et, voulez-vous, regardons-la d’un peu plus près — une fois jeté, de la terrasse de Saint-Florent, ce coup d’œil sur la vallée de la Loire, comme sur une grande blessure encore mal fermée, avec ses îlots pareils aux bourgeons de la cicatrice — cette promenade, à l’arête du coteau qui s’en va, vers l’ouest, à cette colonne commémorative de l’avance vendéenne… On l’a mis maintenant dans une chapelle latérale du côté du fleuve, le général Bonchamps

Quoi que la critique officielle en pense ou en écrive, dans son manteau déroulé qui s’accroche aux bras suppliants, botté encore et son sabre à terre, sous lui, ce militaire où l’on ne veut voir que je ne sais quelle imitation de l’ Antique, regardez-le bien ce jeune homme, ce général de trente-quatre ans, dans toute la force et la beauté de l’âge, ce corps rompu aux exercices violents, ce chef de partisans, mortellement atteint.

Tout son poids repose sur la main gauche et fait saillir les veines de l’avant-bras. Le bras droit qu’il lève, c’est celui qui fut fracassé à Torfou et celui sur lequel, sous le manteau enroulé dont nous voyons l’agrafe au col, est dissimulé le pansement ancien. La poitrine puissante est enflée par le cri de l’agonisant ; tout, le mouvement du cou, de la bouche, tout s’achève dans ce cri.

Mais regardez mieux la tête, avec ses cheveux partagés, les yeux déjà vides du regard : c’est elle qui a été ma surprise quand j’ai vu la statue même, ne la connaissant jusque-là que par l’impuissance des reproductions. Car, ce qui est frappant, c’est le caractère ethnique de la tête, la dissymétrie du visage, l’Angevin, celui qu’on aurait pu rencontrer, et Bonchamps qu’il soit pareil au premier paysan venu.

Allez à Saint-Florent, allez à ce belvédère d’une de nos terribles histoires par-delà l’autre siècle, à ce lieu de division, qui n’est guère le pèlerinage que de ceux qui eussent sans doute trouvé bon que le canon tirât sur des Français puisque c’étaient des Bleus… Entrez dans l’église et regardez-le, ce soldat de Marathon tombé, regardez ce qu’il y a dans ce visage de douleur traquée, ce qu’il y a de fruste dans cette mâchoire, cet air campagnard qui n’est que de par ici, je veux dire de là-bas, vers la mer, où les hommes croyaient tout ce que David ne croyait pas, où les hommes s’étaient levés contre tout ce que David et son fils, cet enfant perdu dans les bagages de Bonchamps, devaient considérer, l’un et l’autre, toute leur vie, comme plus précieux que leur vie… Essayez de comprendre cette compréhension française, cette poésie à la mesure d’un des plus beaux paysages du monde, où souffle vers la mer le vent républicain. Essayez de frémir comme l’enfant qui, parmi les soldats, regardait l’église où était son père, comme le sculpteur de génie quand il réduisit à ce geste la fresque, complexe comme une tragédie, de son enfance et de sa pitié… Essayez de sentir, ici, l’exceptionnel, une chose du monde sans paire, la grandeur de l’art et du sentiment mêlés, regardez, je vous dis, regardez-bien : car ceci, au-delà des jugements et des systèmes, écoutez-moi, ceci c’est la France. Et vous ne me direz plus que l’art n’a pas de Patrie.

ARAGON, conférence sur David d’Angers prononcée à Angers le 27 avril 1956

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